vendredi 29 mars 2013

Plongée en eaux troubles

Elle m'appelle dans la matinée. "Je viens d'être diagnostiquée bipolaire par la psychiatre, je suis un peu perdue, est-ce que je pourrais avoir un rendez-vous?" J'entends le trémolo dans sa voix, je sens la panique qui l'envahit. Je lui donne le choix entre me voir moi le jour-même, ou voir le médecin remplacé le lendemain. Ce sera aujourd'hui.

Je la reçois donc dans l'après-midi. Je ne l'avais pas remise au téléphone mais je l'ai déjà vue il y a quelques semaines pour un renouvellement d'anti-dépresseur. Depuis elle a vu cette psychiatre quatre fois, et le diagnostic est tombé. Bipolaire.
"Je ne sais plus où j'en suis".
"Je suis qui moi? Je passe en permanence de l'euphorie à la dépression, parfois dans la même journée. Je suis épuisée. Je ne sais plus qui je suis. Je fais vivre un enfer à ma famille, à mon conjoint."
"Je supporte pas les autres, pour rien je prends la mouche, je prends tout mal. Je supporte pas d'avoir un patron."
"J'ai l'impression de me débattre, et de m'enfoncer un peu plus à chaque fois."

Me voilà bien désarmée face à ce flot de désespoir qui s'abat en face de moi. J'essaye de positiver, de lui faire entrevoir un avenir meilleur. Maintenant que le diagnostic est posé, vous allez pouvoir vous soigner. Il y a des traitements efficaces pour cette maladie. Ce qu'elle voit, elle, c'est que ce diagnostic, ça veut dire qu'elle ne guérira jamais. La maladie, les traitements, à vie. Oui, contre ça je ne peux rien. Mais on peut vivre AVEC, même si ce n'est pas facile tous les jours.

"La question que je me pose, c'est pourquoi?"
A ça je n'ai pas de réponse. Certains tirent la carte Mucoviscidose, d'autres la carte Myopathie de Duchenne, vous c'est Trouble Bipolaire. C'est la faute à pas de chance. Non, ce n'est pas juste. La vie n'est pas juste. Mais surtout, ce n'est pas de VOTRE faute.

"La psy dit que ça me vient de mon père. D'après ce que je lui ai raconté de lui, elle pense qu'il était atteint. Il a sombré dans l'alcool."
"J'ai l'impression maintenant que je sais ça, d'être encore plus différente des autres. Je me sens exclue de la société. Les gens peuvent pas comprendre comment je fonctionne. Déjà moi-même je me comprends pas. Ça veut dire que je serai jamais normale. D'abord c'est quoi, être normal?"
Ah, la normalité... C'est très surfait.

"Des fois je me dis que ce serai tellement plus simple si je ne me réveillais pas... Sur internet j'ai vu que 20% des bipolaires finissent par se suicider. Combien de fois j'y ai pensé déjà."
Oui, c'est vrai. C'est une maladie épuisante, infernale, surtout quand on n'est pas diagnostiqué, ce qui est malheureusement encore assez courant. Encore une fois j'essaye de lui faire entrevoir une lueur d'espoir. Maintenant que vous êtes suivie, que vous avez un bon contact avec cette psy, vous allez trouver le traitement qui vous convient, les choses deviendront gérables. L'avenir ne peut qu'être meilleur que le passé.
"Mais je vais devoir voir un psy toute ma vie?"
Pas forcément. Pour l'instant c'est nécessaire, il faut qu'on trouve le traitement adapté, qu'on vous aide à reprendre pied. Une fois que les choses seront sous contrôle, les visites chez le psy pourront s'espacer. Le médecin traitant pourra s'occuper de renouveler votre traitement, de vous surveiller. Mais le psy sera toujours pas très loin, au cas où les choses dérapent, en cas de décompensation...
"Mais alors si je décompense, alors que je suis déjà sous traitement optimal, qu'est-ce qu'on fait?"
L'angoisse de devoir repartir à zéro se lit sur son visage. Le traitement optimal à un moment donné ne l'est pas forcément pour la vie entière. Ce sont des choses qui s'adaptent au fur et à mesure.

"Heureusement j'ai un compagnon formidable. Sans lui je ne serais plus là. Et d'ailleurs, si on veut avoir un enfant un jour, comment ça se passe? C'est possible?"
C'est possible, mais ça se prévoit. Certains traitements peuvent être compatibles avec une grossesse, d'autres pas. Il faut en parler en amont avec votre psychiatre. Il serait plus raisonnable d'envisager ça lorsque votre état sera stabilisé. Oui, vous aurez besoin d'être suivie de plus près que n'importe quelle autre femme. Mais ça se prépare.
"Mais quand je vois la violence de mes réactions parfois, est-ce que je ne serai pas une de ces mères qui secouent leur enfant?"
Secouer son enfant, ça peut arriver à TOUT LE MONDE. La grande majorité des mères qui secouent leur enfant ne sont pas bipolaires, n'ont pas de problème psychique. Elles sont seulement épuisées. Le fait que vous vous posiez cette question montre déjà que vous êtes attentive à ça, que vous connaissez le risque. Il faudra faire attention à ce que vous soyiez entourée, suivie, soutenue, pour que les choses ne dérapent pas. Être mère, tout comme la vie en général, ça sera un peu plus compliqué pour vous que pour une femme lambda. Mais avec de la préparation et de l'aide, c'est jouable.

"D'ailleurs, en ce moment je vis avec les 2 enfants de mon conjoint. Ils sentent bien que ça va pas, mais je peux pas leur dire que je suis bipolaire, leur mère s'en servirait pour retirer leur garde à leur père. Je sais pas quoi leur dire."
Ce n'est pas la peine de leur dire le diagnostic précis. De toutes façons ils sont trop jeunes pour l'appréhender. Par contre il ne faut pas faire comme si de rien n'était. Les enfants sentent quand on leur cache quelque chose. Ils ont tendance alors à imaginer des choses bien pires que la réalité, et en plus à imaginer que tout est de leur faute. Dites-leur simplement qu'en ce moment vous n'allez pas très bien, que vous êtes malade, mais que vous vous soignez et que vous faites ce qu'il faut pour aller mieux. Et surtout qu'ils n'y sont absolument pour rien.

Je lui ai aussi conseillé de ne pas rester seule avec ce diagnostic. De contacter des associations de patients. D'aller sur internet (oui d'habitude on dit souvent aux gens de ne surtout pas aller sur internet... Mais là je pense que ça peut vraiment avoir un intérêt.)
"J'ai été sur des forums un peu, mais c'est horrible, ça m'a déprimée encore plus..."
Alors, oui, faites attention, sur internet il y a le meilleur comme le pire. Ce qui peut vous aider, ce ne sont pas forcément les forums. Par contre les sites d'associations de malades, oui. Il existe sûrement des blogs de personnes vivant avec cette maladie. Ça pourrait vous permettre de voir les choses sous un jour différent. De voir que certaines personnes arrivent à vivre avec cette maladie. Que tout n'est pas perdu. Et surtout que vous n'êtes pas seule.


Cette consultation a duré près d'une heure. Une vie entière chamboulée par un diagnostic définitif. Toutes les perspectives d'avenir à revoir. J'ai eu l'impression de plonger en eaux troubles pour essayer de rattraper quelqu'un qui sombrait. J'espère avoir réussi à la ramener un peu plus près de la surface. J'en suis sortie lessivée. Mais j'ai l'impression qu'elle est partie un peu moins désespérée.
J'espère que dans quelques temps (mois? années?), elle arrivera à trouver son équilibre.

PS: Si quelqu'un a des références d'associations, de sites ou de blogs intéressants, je suis preneuse. Je lui communiquerai si jamais je la revois. Merci d'avance. 

© Dr Kalee

7 commentaires:

  1. Lui expliquer que certains artistes géniaux ont été bipolaires, que ça les aide grandement... en crise maniaque.
    Lire Serge Tribolet " la folie, un bienfait pour l'humanité"
    de se faire suivre par une assistante sociale afin d'éviter le pire mais la prendre pour une alliée.
    Pas facile.

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  2. Merci pour ce billet fort bien écrit. Voici un livre utile pour les patients et leur proches écrit par le Dr Raphaël Giachetti : http://www.amazon.fr/maladie-bipolaire-expliqu%C3%A9e-souffrants-proches/dp/2738127908

    En tant que soignant ce livre apporte également beaucoup de pistes à explorer pour la prise en charge.

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  3. C'est un bel article, poignant. Ma mère a été diagnostiquée bipolaire il y a quelques années. C'est dur, pour elle tout d'abord, mais aussi pour son entourage. Mais avec l'acceptation de la maladie, la situation devient beaucoup moins dure à appréhender, à comprendre et à surmonter. Avec le temps, on apprend, nous l'entourage et elle la bipolaire, à vivre avec et à l'accompagner dans ses coups de fatigue comme dans ses périodes maniaques.

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  4. Très bel article encore une fois. J'aime bcp ton ouverture d'esprit aussi sur le net, les associations, pour le partage. Le retour d'expérience en médecine est, à mon avis, l'avenir. Encore bravo...

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  5. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  6. Je découvre ce blog via docteur Gécé, et j'en suis ravie. Une association à conseiller serait l'UNAFAM. Union Nationale des amis et familles de malades psychiques, qui peut orienter vers les bonnes personnes. Et penser MDPH pour une éventuelle orientation vers des services spécialisés si besoin, en terme d'accompagnement social.

    @totoche2003

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  7. Thank you very much. I agree with your article, this really helped me. I appreciate your help. Thanks a lot. Good website.

    dentiste ste-julie

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