Ce matin-là, planning pas trop chargé,
il me reste le temps en fin de matinée d'aller faire la seule visite
prévue pour ce jour-là. Mme Lejour, visite notée avec pour motif
"suivi".
Je pense renouvellement d'ordonnance,
donc je regarde vite fait son dossier informatique. Elle ne semble
pas avoir des antécédents trop lourds, prend peu de traitements
chroniques pour une personne âgée. J'imprime son ordonnance et je
pars.
Elle habite à la sortie du village, je
trouve la maison sans trop de difficultés.
Elle m'accueille souriante, l'air un
peu perplexe. Je lui précise alors que je suis la remplaçante de
son médecin habituel, là voilà rassurée, elle se demandait qui
était cette jeune femme qui entrait chez elle si naturellement.
Quand je lui demande ce qui a motivé
sa demande de visite, elle me répond que ça ne va pas du tout,
qu'"elle n'a plus sa tête". J'essaye de creuser un peu sur
ce qu'elle veut dire par là. Il s'avère qu'elle se plaint
principalement de troubles de mémoire, qui n'ont rien de neuf
apparemment. Je découvre la situation au fil de ses explications car
tout cela ne figurait pas dans son dossier.
On discute de ses symptômes: partir
pour faire quelque chose puis oublier quoi, oublier des
rendez-vous...
Tout ça semble évoluer depuis un
moment. Je lui parle de venir au cabinet faire un test de mémoire.
Elle se souvient en avoir déjà passé. Je pense à un Alzheimer
débutant. Je me dis que si on l'envoie voir un spécialiste elle
reviendra à coup sûr sous anti-cholinestérasique, ce qui ne me
plaît pas plus que ça.
Elle me dit "Ah oui, des tests
j'en ai déjà passé, attendez je vais vous les retrouver." Se
met à fouiller dans ses papiers, puis se fige et me demande "Je
cherchais quoi déjà?". Je ne peux réprimer un sourire. CQFD,
elle a des troubles de mémoire.
Les tests sont introuvables, alors je
lui demande si elle a besoin que je renouvelle son ordonnance, ce
qu'elle me confirme. Elle réussit à me trouver son ordonnance, qui
est en fait un peu plus longue que celle que j'ai trouvée au
cabinet... et contient du donépézil... Moi qui voulait lui éviter
l'anticholinestérasique, j'en suis pour mes frais! Il semblerait
qu'elle le prend depuis déjà plusieurs années...
Vérification faite, l'ordonnance est
récente, elle n'a pas besoin d'être renouvelée avant un bon mois
et demi. Je lui fait remarquer. "Ah, vous voyez, je m'embrouille
dans les dates!"
Je lui demande si elle supporte bien
ses médicaments. Elle me dit, "Vous savez, docteur, j'ai
l'impression que ce traitement, là, pour la mémoire, il marche
pas..." "Ah oui, vous trouvez?" répond-je d'un air
faussement détaché. "Vous avez raison, de toutes façons, je
ne l'aime pas trop ce médicament..." "Je pourrais
peut-être l'arrêter?" Je jubile intérieurement, mais ne le
montre pas trop... "Personnellement ça ne me gênerait pas,
mais je ne voudrais pas que votre médecin dise qu'on fait les choses
derrière son dos..." "Ben je lui dirais pas!... Je lui
dirais que j'ai oublié de le prendre!" Elle réfléchit
quelques secondes puis se reprend "Ah ben non, si je lui dit que
je l'ai oublié, elle va me dire justement qu'il faut que je le
prenne!" Nous rions ensemble. Effectivement, si on oublie son
traitement pour la mémoire, c'est qu'on en a vraiment besoin...
Nous nous mettons d'accord pour qu'elle
en reparle à son médecin au prochain renouvellement, pour voir si
elle pourrait l'arrêter.
En attendant, elle me demande ce
qu'elle peut faire d'autre pour lutter contre cette mémoire qui
s'enfuit. Je lui conseille de s'entretenir autant physiquement que
cérébralement, elle me raconte les randonnées sur le plateau avec
son ami, les parties de Scrabble avec la voisine "le jeudi et le
dimanche", les mots croisés, les Chiffres et les Lettres, le
club des anciens. Je l'encourage à poursuivre toutes ces activités.
Pour l'instant elle est encore
complètement autonome, s'occupe des courses, du ménage, des repas,
entretient son jardin.
Elle s'inquiète pour l'avenir. "Vous
croyez qu'il faut que j'aille en maison de retraite? Moi je suis
d'accord s'il le faut".
Je lui répond qu'à mon avis l'heure
n'est pas encore venue, mais qu'on y pensera peut-être dans quelques
temps si les choses se dégradent. Intérieurement je me dis qu'une
personne dans son état s'ennuierait ferme en maison de retraite. Cela
ne ferait qu'accélérer son déclin à mon avis.
"Vous seriez la plus jeune, si
vous arriviez maintenant en maison de retraite. Et d'ailleurs quel
âge avez-vous?"
"A votre avis, dites, vous me
donnez quel âge?" Aie, je suis coincée, je voulais voir si
elle n'était pas trop perdue dans la chronologie... Je botte en
touche.
"Oh, vous n'êtes pas si vieille,
pas encore 80 ans je crois?"
"Je viens de les avoir!" Elle
a juste.
"C'est bien ce que je dis, dans
une maison de retraite vous seriez une jeunette..."
Elle me parle du temps où elle
travaillait elle-même dans une maison de retraite, mais
qu'aujourd'hui les choses ont bien changé, le personnel n'a plus
autant de temps pour s'occuper des pensionnaires.
Elle me parle de ses enfants qui sont
loin, elle ne veut pas les embêter, "ils sont tellement
gentils". "Vous aussi vous avez l'air bien gentille"
lui dis-je.
"Une maman, une grand-mère, c'est
fait pour être gentil" me répond-elle. C'est tellement simple.
"Elles ne le sont pas toutes,
malheureusement..."
"Ils sont moins malheureux, ceux
qui ne sont pas gentils." Ça, je ne sais pas. Ça se discute à
mon avis...
Pour terminer, après une petite
demi-heure de discussion, nous tombons d'accord sur le fait que
le moment n'est pas encore venu pour elle d'entrer en maison de
retraite, qu'elle est bien chez elle, qu'il faut qu'elle continue
toutes ses activités physiques, sociales et intellectuelles le plus
longtemps possible. Il sera temps de voir quand les choses iront
moins bien.
Je la quitte sur cette conclusion. Je
ne l'ai pas examinée, je n'ai pas renouvelé son ordonnance. Je n'ai
réalisé aucun acte médical.
Je l'ai écoutée, je l'ai rassurée,
j'ai validé son désir de rester vivre à son domicile malgré ses
troubles. Je lui ai laissé entendre qu'elle ne se porterait sans
doute pas plus mal si elle arrêtait son traitement.
Une visite agréable, auprès d'une
vieille dame très attachante. Médicalement totalement inutile,
humainement très enrichissante.
©
Dr Kalee
Très bel article ! Voilà pourquoi (entre autres) je veux faire de la médecine générale :) !
RépondreSupprimerComment ça, inutile ?!? "Promouvoir la santé dans toutes ses dimensions : physique, psychique et sociale", dit le serment d'Hippocrate, non ? C'est médicalement tes utile, au contraire...
RépondreSupprimerJe viens de lire votre article qui m a beaucoup touchee et emue .
RépondreSupprimerLa medecine vous nous le demontrez n'est pas juste la prescription de medicaments...mais consiste surtout en l'ecoute de la personne qui se trouve face a vous.
Vous m avez fait penser a cette pensee de Louis Pasteur qui disait :
Guerir......parfois
Soulager....souvent
Ecouter.....TOUJOURS
Merci
Merci beaucoup de votre commentaire. Maintenant c'est moi qui suis émue...
SupprimerEt oui, nous ne sommes pas que des machines à prescrire... étonnant non ?
RépondreSupprimerC'est tellement bon d'avoir le temps de les écouter, nos patients (enfin ceux des autres, moi je suis remplaçant aussi, alors on me les prête...).
Et puis c'est tellement gratifiant le petit "Vous au moins, vous prenez le temps...".
Le temps, le temps, le temps et rien d'autre...
RépondreSupprimerIl n'y a qu'en prenant son temps que l'on peut prendre des décisions éclairées, particulièrement dans la position du remplaçant: médecin, certainement, qui doit se couler dans la pratique du remplacé, mais qui a sa propre personnalité, son propre savoir-être, et à qui les patients sollicitent souvent un avis.
Un entretien est aussi un acte médical, particulièrement important dans cette situation précise. De nombreux patients sortent de chez leur psychiatre sans examen clinique ni ordonnance, et ont bel et bien bénéficié d'un acte médical.
Ah oui je ne suis pas d'accord avec ton "médicament totalement inutile" !
RépondreSupprimerC'était tout ce qu'il y a de plus utile :) Tu étais à ta place...
Bon OK, devant la foule en colère, je retire: cette visite n'était pas "médicalement inutile!" C'était juste pour dire que je n'ai fait que causer... Bisous!
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