Ces derniers jours il est un reportage vidéo qui a beaucoup circulé parmi la twittosphère médicale. Il parle de déserts médicaux, vous le savez c'est un sujet à la mode.
Ce reportage m'a beaucoup énervée (beaucoup est un faible mot), et je pense pouvoir dire sans me trop me tromper qu'il en a été de même pour tous mes confrères jeunes (et moins jeunes d'ailleurs) généralistes twittos/blogueurs.
Si vous voulez vous faire une idée de quoi je parle, voici l'objet du délit:
http://limousin.france3.fr/2013/08/29/pas-assez-de-medecins-en-limousin-308759.html
Il est loin d'être le premier ni le dernier reportage de cette espèce, mais il a le mérite de rassembler un nombre impressionnant de clichés malheureusement bien souvent colportés par les médias grand public.
C'est le type de reportage classique de JT, formaté pour faire pleurer dans les chaumières et crier au loup sur les jeunes générations qui ne veulent plus travailler.
Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit, tous les journalistes ne commettent pas heureusement ce type de reportage médiocre (et je reste polie). Certains font l'effort de voir un peu plus loin que le bout de leur nez et de comprendre le pourquoi du comment plutôt que d'accumuler vite fait les clichés les plus éculés pour faire le maximum d'audimat. Ils sont trop peu nombreux à mon grand regret.
Revenons à ce reportage en particulier, et permettez-moi d'en faire une analyse à ma sauce.
"Il est l'un des derniers de son espèce"
Déjà ça commence bien. Attention messieurs-dames, vous allez bientôt tous mourir.
LE médecin de campagne, cette espèce à part, croisement entre le surhomme et le moine est en voie de disparition.
Le DrDévoué (je pique ce pseudonyme à Fluorette, j'espère qu'elle ne m'en voudra pas...) veille donc sur environ 2000 patients dans son canton rural. Soit. Ça fait effectivement beaucoup de monde, a priori il semblerait que sur le territoire national la taille d'une patientèle soit d'environ 800 patients.
En plus, ce sont majoritairement des agriculteurs retraités. Ce qui veut dire, population âgée donc potentiellement plus malade, avec des difficultés de déplacement et dispersés, ce qui veut dire aussi beaucoup de visites à domicile, et loin. Bon. Ça fait beaucoup pour un seul homme.
Oui en effet, puisque le DrDévoué travaille des journées de 13h sans pause-déjeuner, en commençant les visites le matin à 7h15.
Sans compter bien entendu les astreintes de nuit et de week-end.
Il assure n'avoir pas pris de vacances depuis 14 mois, car il ne trouve pas de remplaçant. (Il semblerait d'après l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'ours, que ces 2 éléments seraient faux. Il aurait pris 2 semaines de vacances, pour lesquelles il n'aurait pas cherché de remplaçant... Alors certes, 2 semaines de vacances c'est très peu. Mais pourquoi travestir la réalité et aller raconter qu'il n'en a pas pris du tout?? Pourquoi jeter l'anathème sur les remplaçants qui ne veulent pas venir, puisqu'il n'en a pas cherché?? Je ne dirai pas le fond de ma pensée car on m'accuserait d'anticonfraternité primaire.)
Deuxième drame, le bon DrDévoué ne trouve pas de successeur. "Les jeunes ne veulent plus de ce sacerdoce". Ben tiens. Je ne sais pas mais moi je les comprend. Je n'irais pas non plus à leur place.
Tout d'abord parce que toute chose égale par ailleurs, je ne fais pas partie de cette "espèce" de surhomme qui est capable de travailler 13h par jour + nuits et week-end avec seulement 2 semaines de vacances par an. Désolée. Vous pouvez crier au scandale, me dire que si c'est ça la vocation j'aurais dû choisir un autre métier.
J'en suis physiquement et psychiquement incapable. Voilà. C'est dit. Et j'en ai même pas honte. Je suis juste un être humain normal.
Quel être humain normal se précipiterait pour accepter un poste de travail avec des journées de 13h continues, avec en plus des nuits et des week-ends sans repos compensatoire, et très peu de vacances?
Que celui qui accepterait de vivre comme ça me jette la première pierre.
Au delà des capacités physiques et mentales que l'on a ou pas, il y a la question du choix. Que veut-on faire de sa vie? Car les quelques personnes capables de tenir ce rythme de travail abrutissant n'en ont peut-être tout simplement PAS ENVIE!
Peut-être ont-ils/elles envie de voir un peu grandir leurs enfants? De ne pas être toujours déjà partis quand ils se lèvent, pas encore rentrés quand ils se couchent? Peut-être ont-ils envie d'avoir un peu de temps à consacrer à un sport, à une passion, bref, à EUX?
Est-ce donc un crime que de ne pas vouloir vivre SEULEMENT pour son travail, aussi passionnant et épanouissant soit-il?
Toutes ces questions là, le reportage se garde bien de les aborder. Où sont les enfants, la femme du bon DrDévoué? Ont-ils vu souvent leur père, ces enfants? A-t-il été présent pour épauler leur mère dans leur éducation?
Non, il est plus facile de tirer sur ces rapiats de "très jeunes confrères", qui ne pensent qu'au "pognon". Alors là c'est le passage du reportage qui me fait le plus bouillir.
Soi-disant que les jeunes ne penseraient qu'en terme de "clients au lieu de patients". D'ailleurs, lui, il gagne 4000 euros par mois et ça lui suffit bien. Laissez-moi rigoler. Parce que sinon je vais pleurer.
Oui, 4000 euros par mois c'est un revenu très confortable. Mais je pense pouvoir vous dire avec peu d'incertitude que c'est très loin de ce qu'il gagne vraiment.
Faisons un rapide petit calcul. Il dit travailler 13 h par jour.
Admettons qu'il fasse 3 visites à domicile (VAD) par jour, que je vais facturer 40 euros chacune, parce que ça correspond environ à une VAD à 10km. Disons que ces 3 VAD lui prennent 2h. Je pense que c'est raisonnable. A moins qu'il ne tape le carton dans chaque maison.
Nous avons donc 40x3=120 euros pour 2h. Il reste ensuite 11h pour les consultations. A raison d'un patient toutes les 20 min ce qui est un rythme plutôt confortable, cela fait 3 patients par heure, soit 33 patients en 11h. A 23 euros par consultation cela fait 23x33=759 euros, auxquels je rajoute les 120 euros des VAD. On atteint donc un chiffre d'affaire brut de 879 euros par jour.
Je pense également que le DrDévoué doit travailler le samedi matin. Estimons qu'il voit 15 patients le samedi, cela nous fait 15x23=345 euros. Nous avons donc pour une semaine de 5 jours et demi, un chiffre d'affaire de 879x5+345=4740 euros par semaine. Voilà voilà.
Donc sur une année de 52 semaines, un CA total d'environ 246 480 euros. Ramené au mois, 20 540 euros. Sachant qu'un médecin libéral a des charges d'environ 50% de son bénéfice (cotisations, locaux, matériel, etc etc...), il lui resterait tout de même d'après cette petite estimation environ 10 000 euros par mois. Et encore là je n'ai pas compté les gardes et astreintes. Et je ne retire pas les vacances, hein, de toutes façons il n'en prend pas...
Donc venir raconter qu'il gagne 4000 euros par mois et que ce sont les jeunes les radins qui ne pensent qu'à l'argent, je suis désolée mais j'adhère très peu.
Je ne pense pas qu'aucun repreneur potentiel qu'il aurait pu rencontrer n'ait pris la décision de fuir en se disant qu'il n'allait pas gagner assez d'argent.
Non. C'est insultant pour les jeunes médecins que de dire des choses pareilles.
Par contre, ce que les repreneurs potentiels ont dû se dire, ce que je me dirais à leur place, c'est:
-je ne tiendrai jamais le rythme. Pour bien faire il faudrait qu'on soit au moins 2 pour reprendre sa patientèle. A moi seul, je fais un burn-out dans les 2 ans.
-mon conjoint a besoin d'un travail. Il n'est pas agriculteur ni médecin généraliste qui pourrait s'associer avec moi. Que va-t-il faire?
-mes enfants ont besoin d'aller à l'école/au collège. Des activités extra-scolaires seraient même les bienvenues. Y a-t-il une école dans le coin, pour laquelle ils n'auront pas besoin de faire 45 min de car matin et soir, voire d'être internes? Trouverai-je une nourrice pour mon bébé, qui acceptera ces horaires à la noix?
Voilà, honnêtement, ce qui a certainement freiné de potentiels successeurs.
Et ce n'est pas les nouveaux contrats de Praticiens Territoriaux qui changeront quelque chose. Garantir un revenu de 3600 euros et des brouettes aux jeunes qui s'installent dans des désert médicaux. Oui, sauf que s'ils s'installent dans un "désert médical", c'est qu'il y a des gens à soigner, sinon c'est un désert tout court. S'il y a des gens à soigner, ils devraient travailler suffisamment, comme le bon DrDévoué, pour ne pas avoir besoin de quémander des sous au Ministère...
Voilà, je suis désolée mais je ne comprends pas la logique de la chose.
Pour en revenir à ce reportage, oui, en effet, ce médecin est un des derniers de son espèce. C'est un fait, et il ne sert à rien de jeter l'anathème sur des jeunes, qui aspirent tout simplement à pouvoir équilibrer et organiser leur vie comme tout citoyen français est en droit de le souhaiter.
Qui a dit que faire médecin équivalait à rentrer dans les ordres?
Alors plutôt que de pleurer sur une image d'Epinal périmée, façon "c'était mieux aaaavant", pourquoi ne pas inventer les conditions qui pourront permettre à des jeunes de s'épanouir dans ce travail merveilleux qu'est la médecine générale? Ah oui, c'est plus compliqué. Ça prend plus de temps qu'un petit reportage minable qui ne fait que ressasser des clichés dépassés. Et mensongers en plus.
Oui, ce médecin est l'un des derniers de son espèce. De ceux qui se croient indispensables, irremplaçables. Si vous voulez rencontrer les premiers d'une nouvelle espèce (Copyright Fluorette encore une fois), allez vous balader sur la blogosphère médicale et sur Twitter. Vous y trouverez tout un tas de jeunes médecins (et moins jeunes, c'est plus une affaire d'état d'esprit que d'âge en fait), qui ne courent pas après l'argent, qui n'ont pas peur de s'installer, qui sont motivés par leur travail.
Les premiers d'une nouvelle espèce. D'ailleurs, pourquoi croyez-vous que le titre de mon blog contient l'expression "Génération 2.0"?
Sur le même sujet, voir ici l'article de Fluorette
Et celui de dzb17 (en vers, s'il vous plaît)
Et enfin celui d'Armance
J'ai un oncle médecin de campagne. Les souvenirs que j'ai de lui dans ma jeunesse, ce sont surtout ces gardes de nuit alors qu'on était en vacances, son lever de table en plein repas du 25 décembre.
RépondreSupprimerIl était dévoué il n'avait pas le choix mais ses enfants ne lui ont jamais vraiment pardonné d'avoir tout loupé.
ET il m'a fait promettre de faire tout sauf médecin de campagne ...
Mes 3 enfants aussi ont juré qu'ils ne feraient JAMAIS médecine, et ils ont tenu parole .
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RépondreSupprimerPour ma part, j'ai vécu en ville et maintenant en pleine campagne et sincèrement je ne connais pas plus ''pognoniste'' et ""radin'' qu'un médecin ! Ils abusent de la Sécurité Sociale en vous faisant payer la moindre demande de renouvellement de pilule, ils sont écœurants !!!
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